Dévouement filial digne de l’antique
L’aspect de cette chaumière n’éveillait chez le passant aucune idée d’aisance ni même de luxe, mais, tout de même, sans s’en bien expliquer la cause, on se disait que ces gens-là n’étaient pas les premiers venus qui habitaient là, tout en haut de cette falaise.
On avait raison : ces gens-là n’étaient pas les premiers venus, on pouvait même les tenir pour de notoires originaux.
Pour mon compte, je ne connus la tranquillité qu’après avoir réussi à les connaître, besogne d’ailleurs assez peu surhumaine.
Le père, un gros vieux débraillé à longs favoris mal entretenus, était un ancien médecin de la marine en retraite, disait-il – révoqué, affirmait le curé, oublieux de toute charité chrétienne.
Très instruit, d’une mémoire prodigieuse, ayant beaucoup vu et tout retenu, le Docteur, comme on l’appelait, constituait un pittoresque compagnon à l’heure de l’apéritif, car en dehors de cet instant sacré, pas plus de Docteur que sur la main.
Rassurez-vous, sa disparition n’offrait rien de cruellement énigmatique : il buvait des grogs chez lui, pendant ce temps.
Quant à sa fille...
Ah ! sa fille !
Pour les messieurs qui aiment les jeunes filles brunes, ils eussent été, s’adressant à elle, servis à souhait. Et avec ça des dents et des yeux.
Un vieux pêcheur du pays me disait, parlant d’elle : – Cette fille-là, on dirait une véritable indigène !
Le mot indigène exprimant pour notre homme une idée, sans doute, de tropical créolisme.
Le digne ecclésiastique cité plus haut nous donna ce détail, que la fille du Docteur ne possédait point un état civil parfaitement régulier :
– Le fruit, méprisait-il, de quelque amour d’escale.
Amour d’escale ou autre, n’empêche que cette splendide créature mettait en révolution les cœurs et, mettons, les têtes de tous les messieurs du pays, parmi lesquels pas mal d’étrangers, dont quelques artistes.
Un jour qu’elle s’avisa de prendre un bain et qu’on vit surgir de l’eau l’impeccabilité souple de son torse nu, le torrent sombre de ses cheveux qui, brusquement dénoués, dégringolèrent plus bas que de raison, ce ne fut qu’un cri parmi les plagiaires[17] :
– M... âtin !
Les dames considérèrent que cette fille-là, ça ne devait pas être grand-chose de propre, opinion qui glissa sur le cœur des hommes sans y apporter plus d’endommagement que la balle de liège du pistolet d’un bébé de vingt et un mois sur la peau du rhinocéros adulte.
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Un beau matin, mon vieux camarade Jack Footer, poète anglais, vigoureux et flegmatique, me tint, en ce français dont il détient le secret, ces propos :
– La fille du Docteur, mon bien cher garçon, stimule mon sentiment à un étiage que nul verbe humain ne saurait exprimer... J’ai conçu le désir de la posséder à brève échéance... De quel optime geste m’avisez-vous de fonctionner, en cette finalité ?
– Allez-y donc carrément, Footer, et surtout ne vous gênez pas pour moi.
– C’est bien ce que j’imaginais. Merci, mon cher garçon.
Le lendemain – oh ! ça n’avait pas traîné –, je rencontrai Jack Footer radieux, si spécialement radieux, qu’un mot de plus eût été un mot de trop.
– My best compliments, Footer ! lui fis-je à brûle-pourpoint.
– Je les accepte... Mais la drôle de fille, mon cher garçon, la drôle de fille et tant inoubliable !
– Ah ! ah ! mon gaillard !
– Avez-vous lu La Femme de feu ?
– C’est là-dedans que j’ai appris à épeler.
– Eh bien ! auprès de Carmen, car elle s’appelle Carmen, la Femme de feu n’est qu’un pâle iceberg !
Et moi aussi, je m’écriai : Mâtin !
Jack Footer poursuivit :
– La résistance fut beaucoup plus désisoire que je m’y attendais. Carmen ne mit à notre rencontre qu’une condition : « Jurez-moi, dit-elle, que si vous veniez à tomber malade, vous ne vous feriez soigner par nul autre que mon père ! »
– Étrange contrat !
– Auquel j’ai souscrit de grand cœur.
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Huit jours environ s’écoulèrent.
Après une absence, entrant au bar du Casino, je fus frappé de ce fait que Jack Footer, grand absorbeur de gin and soda et plus souvent de simple gin, se contentait ce jour-là de simple soda.
Les traits du poète anglais me semblèrent légèrement tirés.
Un jeune homme, à ce moment, entra :
– Barman, un orgeat !
Que signifiait ?...
Je me rappelai que le jeune homme à l’orgeat avait, lui aussi, flirté de très près avec la fille du Docteur.
Un autre survenant – oh ! qu’il paraissait fatigué, celui-là ! – se contenta d’une infusion de thé, mais si légère, si pâle !...
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À la terrasse du café, confortablement installé, vêtu d’un beau veston bleu marine tout neuf, à peine agrémenté d’un peu de jaune d’œuf, trônait qui ?
Trônait le Docteur, en train de confectionner une de ces braves petites purées qui ne doivent rien à personne.
– Eh bien, Docteur, ça va ?
– Admirablement, cher ami ! Au nom de la morale, j’en suis désolé, mais au point de vue professionnel, vous m’en voyez ravi !... Tous les hommes d’ici, quels salauds !